Contrôle de l’intérêt général justifiant la résiliation d’un contrat administratif : quelle portée pratique ?

Parmi les pouvoirs reconnus à l’autorité publique dans l’exécution des contrats administratifs, le droit de procéder unilatéralement à leur résiliation pour motif d’intérêt général est probablement le plus emblématique et le moins discuté. D’une manière simplifiée, mais proche de la réalité, on a longtemps pu dire que l’administration disposait du droit de mettre librement un terme à ses relations avec tout prestataire, pour tout autre motif que la faute de ce dernier. Bien sûr, ce pouvoir impliquait en contrepartie, pour le prestataire écarté, le droit d’obtenir une pleine indemnisation de son préjudice, y compris son bénéfice manqué. Mais cette protection financière a contribué à écarter presque tout débat devant le juge administratif sur la validité du motif lui-même, les éventuels différends se résumant à un contentieux purement indemnitaire.

 

Cet équilibre jurisprudentiel a été perturbé par la décision rendue le 21 mars 2011 par le Conseil d’Etat dans l’affaire dite « Béziers II » (n° 304.806). Depuis cette date, en plus de l’approche traditionnelle, le juge administratif admet que le cocontractant puisse, s’il le souhaite et agit dans un délai de 2 mois, contester la décision de résiliation et réclamer la poursuite des relations contractuelles.

 

Le Conseil d’Etat n’a pas tardé à faire application de cette nouvelle jurisprudence – mais négativement, en validant la résiliation d’une convention domaniale pour un motif tiré d’une meilleure mise en valeur financière (23 mai 2011, n° 328.525). Il a ensuite eu l’occasion de l’appliquer positivement, en écartant les motifs tirés de la volonté de reprendre la gestion d’un service public ou de la dégradation des relations avec le cocontractant (4 juin 2014, n° 368.895). Mais il l’a fait dans le contexte particulier d’une convention de long terme conclue entre personnes publiques, et où, notamment, le cocontractant se trouvait lui aussi défendre des positions relevant de l’intérêt général. Dans un contexte comparable, la Cour administrative d’appel de Douai (2 mai 2013, n° 12DA01577) a ordonné la reprise d’une convention d’occupation domaniale relative à une antenne de la société Orange, résiliée en raison de travaux qui ne justifiaient pas une telle mesure, alors en outre que l’antenne participait de l’intérêt général s’attachant à une bonne desserte en téléphonie mobile.

 

Plus récemment, sur recours d’un prestataire, le Tribunal administratif de Strasbourg a jugé qu’une commune n’avait pas pu valablement résilier un marché d’assistance à maîtrise d’ouvrage, au motif que la nouvelle équipe municipale avait une nouvelle approche d’un projet lancé par l’équipe précédente (13 juin 2018, n° 1603336). Mais il s’agissait d’un recours exclusivement indemnitaire. On signalera aussi la décision du Tribunal administratif de Cergy-Pontoise du 18 juillet 2018 (n° 1507487) jugeant que l’Etat n’avait aucun motif d’intérêt général propre à justifier la résiliation du contrat relatif à la mise en place et à la gestion du service d’écotaxe poids-lourds. Mais, là encore, l’affaire concernait une demande indemnitaire, engagée en l’occurrence par un prestataire de second rang, qui avait contracté non pas directement avec l’Etat mais avec la société Ecomouv.

 

L’attention des juridictions se porte donc, peu à peu, sur l’appréciation de l’intérêt général dans le contexte des résiliations contractuelles. Mais il s’en faut de beaucoup que ce mouvement marque une véritable appropriation de la jurisprudence « Béziers II » par les cocontractants privés.

 

On peut voir trois causes à cette situation.

 

Tout d’abord, la jurisprudence est fixée de longue date sur une acceptation large de l’intérêt général. Et il n’y a pas de raison particulière d’anticiper un resserrement de cette approche jurisprudentielle – même si cela n’empêche pas, au cas par cas, des décisions défavorables à l’autorité publique.

 

Ensuite, nombre d’entreprises ne souhaiteront pas s’engager dans la voie d’une reprise du contrat, tant il peut apparaître difficile commercialement et en pratique d’imposer à son donneur d’ordre de poursuivre une relation dont il ne veut plus. Le cocontractant victime d’une résiliation préfèrera généralement opter pour une demande d’indemnisation, dès lors que les règles de calcul de celle-ci seront satisfaisantes.

 

Enfin, sauf à obtenir du juge des référés qu’il ordonne à titre provisoire la poursuite du contrat, le temps des procédures juridictionnelles excède souvent la durée pendant laquelle celui-ci se serait appliqué s’il n’avait pas été résilié. Ainsi, quand le juge examine le recours au fond, il peut être trop tard pour ordonner la reprise des relations contractuelles, puisque celles-ci auraient de toute façon déjà pris fin ; d’où un non-lieu à statuer (Conseil d’Etat, 18 décembre 2015, n° 373.255).

 

On comprend dès lors pourquoi, malgré l’évolution de la jurisprudence, la garantie que représente pour les entreprises le contrôle exercé par le juge administratif sur les motifs d’intérêt général invoqués par l’administration demeure en définitive largement théorique.